Le cinéma

chacun_son_cinema_haut

Trois ans que j’ai laissé ma ville. Ces années ont passé comme un vertige.  Après tout un ballet de compromis, je suis partie. J’ai laissé derrière moi ceux qui vivent, à la grâce de Dieu, de soupe de terre et d’eau salée. Quel Dieu permettrait cela? J’ai laissé ceux qui sucent la gelée amère de l’aloès pour ne pas mourir tout à fait.  Je suis partie. Egoïste va. Tu aurais dû rester.  Je suis arrivée dans ce pays sans en parler la langue. Hola, Hola! Ils disaient tous Hola. Moi je répondais par mon nom. Je croyais qu’ils s’appellaient tous Hola. Bientôt,  je vais apprivoiser ces mots étrangers. Dans la rue, on me touche la peau et les cheveux. Les noirs sont porte-bonheur. Je suis dans un lycée de filles.  Elles cacquètent comme des poules.  L’après-midi je vais au Granada. On y montre des films en noir et blanc. J’aime cette salle obscure où  il ne semble exister que moi. Dans le silence et la solitude, j’abandonne ma peau contre celle des personnages et au mot Fin, c’est  toujours le même vertige, le même étourdissement. Dans l’éclat brutal du jour, je change de démarche, de voix, de regard. Je ne suis plus cette lycéenne qui évite de regarder son reflet dans les devantures. C’est moi la fiancée du pirate. Je suis l’amoureuse transie qui s’en va sanglotant sous la pluie, même s’il n’y a pas de pluie. J’étouffe les sanglots de Marguerite sacrifiée, quand Armand s’en va pour la dernière fois. Je cherche encore cette bicyclette volée, et si j’osais, je me mettrais a courir en criant derrière le camion des soldats jusqu’à tomber par terre, les bras en croix comme fait la Magnani. C’est au Granada que je l’ai rencontré. Je marchais vite comme d’habitude pour ne pas rater la séance. Il m’a suivie, s’est rapproché et sans rien dire, s’est assis auprès de moi.  Dans le silence mutuel, j’ai regardé  son visage pâle troué par l’ombre de yeux trop noirs en vérité. Sa main qui suspendue un instant dans l’air se pose sur ma cuisse. Il est revenu le lendemain. Il n’a plus l’hésitation de la veille. Il remonte ma jupe, la fait bouffer en corolle sur le rouge des chaises, velours doux sous la pulpe des doigts, et m’embrasse incognito au fond du cinéma. Sur l’écran, de Sica fait valser ‘Madame de’ en répétant Je ne vous aime pas. Le temps qu’elle meure de chagrin, lui s’en ira.
Il revient chaque après-midi à l’heure du film. A chaque fois plus audacieux. J’ai vu cette semaine là, le Cuirassé  Potemkine, les Nuits de Cabiria, l’Ange bleu, la Bataille d’Alger qui est depuis devenu mon film favori. J’adore le cinéma!

Leave a Comment

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.