Ma mort

family scene -- artwork by michèle voltaire marcelin

C’est aujourd’hui le 30 mai, le dernier jour du délai fixé par le docteur Salmanazar.

Malgré le flou tout blanc qui empêchait les sons aigus de me parvenir, j’avais pu entendre des bribes de phrases “Vraiment désolé Guy. Difficile à dire. Tout faire pour adoucir ses jours. Trois mois peut-être.” Alors j’avais compté. Mars. Avril. Mai. Guy aussi avait dû compter. Et après la phase initiale du chagrin, il avait dû faire des projets. Il fallait bien.

Il faut quand même admettre que je suis pleine de considération. Trois mois. C’est un délai raisonnable.Convenable. Parce que, remarquez bien, j’aurais bien pu traîner une sale maladie des années . Il aurait bien été obligé de me soigner. Cela aurait occasionné des frais, alors que là, maintenant, ah, non. Trois mois? Vraiment, je suis irréprochable. Malgré le petit écriteau marqué ‘Visites Interdites’ accroché à la porte, l’antichambre ne désemplit pas. J’ai vu défiler amis, parents et alliés affligés par ce deuil anticipé. Aucuns ne savent qu’à travers cette blancheur ouatée, mon oreille déchiffre leurs chuchotements.

Guy est la dévotion même. Le parfait mari attentionné. Il ne passe pas les nuits, il y a une infirmière, mais il laisse entendre qu’il ne me quitte jamais. Il m’épitaphe. Marmonne la suprême récompense “J’étais trop bonne”. Non, vraiment! Dejà il met Regrets Eternels sur ma tombe. Ah non, pas de tombe! Je ne veux pas être enterrée. Mon dernier ‘file-la-langue’ aux larves que je prive de la dégustation de ma dépouille. Il n’y aura pas de dépouille. Incinérée, je veux être. Et les cendres dispersées du pont Mirabeau dans la Seine. En hommage à l’Apollinaire. Mes dernières volontés.

Pour que Guy accepte, il me faudrait lui laisser l’argent du billet. S’il se remarie, qu’il aille en lune de miel à Paris. Mon urne sous le bras. “Où vas tu mon amour?” “Disperser les cendres de Magali, ma chérie, je reviens de suite”. Je suis petite. Cela ne prendra pas beaucoup de temps. S’il se marie, qu’il aille mon veuf au fil de l’eau semer mes cendres… Que la joie vienne après la peine.

Je reviens à moi. Guy parle toujours. Un avocat, ça parle tout le temps. Que dit-il? “Deux ans de mariage. Les meilleures années de sa vie”. Ha. Quand j’aurais fini de rire , je commencerai à pleurer. Il poursuit. “Il m’aime tant”. Oui. Il m’aime tant qu’il m’a été fidèle six mois. Il m’aime tant qu’il cherche à se le prouver dans les bras de toutes celles qui sont consentantes. Et elles le sont toutes. Aucune ne lui résiste. Ce que c’est que d’être joli garçon. Moi non plus, je ne lui avais pas résisté, cet homme dont la voix charme même les tourterelles.

Et encore ici, à travers ce brouillard qui m’environne, je vois bien que pourrait se profiler parmi ces visiteuses, la nouvelle madame Raine. Laquelle choisirait-il? Elizabeth? C’est ce qu’on appelle une femme accomplie. Banquière. Et en plus, elle joue au piano. Mais Guy les préfère vraiment beaucoup plus jeunes. Alors, Denise? Elle est belle, avec cette peau lumineuse, ces cheveux noirs coiffés à la Madone. Mais trop dramatique, elle l’épuiserait. Mon Guy aime bien les femmes qui ne demandent pas tant d’attention. Il y a bien Dominique, qui est peintre. Elle a ce soupçon de moustache à la Frida Kahlo. Sans le talent. Et puis elle est douce. Mais elle est douce avec beaucoup d’hommes, et pour Guy, il ne saurait flotter aucun doute sur la fidélité de la femme de César. Ah, je ne sais pas. Je plonge de nouveau dans un univers imprécis où tout est vague.

Et si je ne mourrai pas? Si le médecin annonçait une de ces guérisons miraculeuses? Prolongée d’une convalescence accélérée? Suivie d’un rétablissement fulgurant…Imaginez-vous sa stupeur?

Crierait-il , même à contrecoeur, au prodige? “Ah, merveille, enchantement, elle nous est revenue, telle Lazare hors du coma”. Ou bien dirait-il “Quelles complications, docteur, c’est injuste. Cela me contrarie profondément. Vous aviez bien dit trois mois? Vous n’avez donc pas de parole? Où est l’honneur du corps médical?” Guy serait-il devenu à ce point indélicat? Non. C’est un homme très bien élevé. Il ne montrerait pas une tête désappointée au docteur Salmanazar. Il lui dirait tout simplement “Je suis content.” Mais si je meurs pourtant, c’est sans chagrin. Je n’ai ni aigreur, ni dépit, ni jalousie. N’allez pas croire que c’est l’effet euphorisant des calmants. La vie qui est parfois sans pitié pour les femmes, ne m’a donné ni enfant, grâce miséricorde, ni amis chers, étant trop solitaire. Vous voyez bien que je n’ai personne à regretter.

Et malgré le choeur éploré qui va s’écrier “Pauvre madame Raine, mourir si jeune!” , je sais que j’ai eu ma part de vie et qu’elle me fut douce. Douce.
Maintenant, je vais dormir un peu. Je me sens fatiguée

Michèle Voltaire Marcelin
(fragments inédit Amours & Bagatelles)

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