Mon pays que voici

Phelps_4


Ô mon Pays si triste est la saison

qu’il est venu le temps de se parler par signes
Je continue ma lente marche de poète
un bruit de chaîne dans l’oreille
et sur les lèvres un goût de sel et de soleil
et je remonte lentement le lit de ton Histoire

J’ai vu tes enfants sans mémoire
dans toutes les capitales de l’Amérique
le coui tendu et toute fierté bue

genoux ployés devant le dieu-papier
à l’effigie de Washington

À quoi bon ce passé de douleurs et de gloire
et à quoi bon dix huit cent quatre

Ô mon Pays je t’aime comme un être de chair
et je sais ta souffrance et je vois ta misère
et me demande la rage au coeur
quelle main a tracé sur le registre des nations
une petite étoile à côté de ton nom


Yankee de mon coeur
qui bois mon café
et mon cacao

qui pompes la sève
de ma canne à sucre

Yankee de mon coeur
qui entres chez moi

en pays conquis
imprimes ma gourde
et bats ma monnaie
Yankee de mon coeur
qui viens dans ma caille
parler en anglais
qui changes le nom
de mes vieilles rues
Yankee de mon coeur
j’attends dans ma nuit
que le vent change d’aire

Ô mon Pays si triste est la saison
qu’il est venu le temps de se parler par signes
Entre la liane des racines

tout un peuple affligé de silence
La vie partout est en veilleuse

Qui ose rire dans le noir ?
Nous n’avons plus de bouche pour parler
Quel choeur obscène chante dans l’ombre
cette chanson dans mon sommeil

cette chanson des grands marrons
marquant le rythme au ras des lèvres
Nous n’avons plus de bouche pour parler

nous portons les malheurs du monde
et les oiseaux ont fui notre odeur de cadavre
Le jour n’a plus sa transparence
Tous les fruits ont coulé
nous les avons montrés
du doigt

Qui ose rire dans le noir ?
Il y a dans ma gorge ce cri d’amour en flèche
pour crever l’étonnement des nuages

Ce chant sous ma luette pour écarteler les ténèbres
Et la chaux vive du verbe derrière ma bouche close
Il y a les mots non parlés
que l’on se passe par les paupières

Je continue ô mon Pays ma lente marche de Poète
car j’ai la vocation de l’invisible
Je suis celui qui sort de toutes parts
et qui n’est point d’ici
Je viens sur la musique de mes mots
sur l’aile du poème

et au seuil de l’été je te salue
dans l’écarlate floraison des flamboyants
Je jaillirai de toi comme la source

mon chant pur t’ouvrira le chemin de la gloire
et mon cri crèvera le tympan de ta nuit
car mon amour en pointe de silex

à jamais s’est fiché dans ton coeur d’étoile chaude
ô mon Pays que voici

Extrait de Mon pays que voici

© Anthony Phelps

Au temps d’Haïti Littéraire
La dévise d’Haïti Littéraire était « Nous sommes les araignées du soir et nous filons l’espoir »
De gauche à droite : Réginald Crosley, et puis les membres d’Haïti Littéraire en 1963 : Villard Denis (aka Davertige) , Anthony Phelps, René Philoctète, Marie Vieux Chauvet, Roland Morisseau et Serge Legagneur.
Photo prise par Jean-Claude Carrié à la résidence Chauvet au Bourdon Park.



“Malgré les répressions, malgré le climat de peur, la création, surtout dans les domaines de la poésie et de la peinture, la création était en pleine effervescence comme si inconsciemment, nous sentions le besoin de contrer l’invasion de l’obscurantisme de l’État, par des manifestations culturelles, le besoin de lancer un dernier cri créateur, contre la terreur qui s’installait et qui devait nous disperser vers d’autres cieux. Créer sous la dictature nous a obligé à maîtriser l’ellipse, à dire sans dire, à recourir à la métaphore. L’atmosphère de terreur nous a forcés, en quelque sorte, à nous approcher de plus en plus de l’essence même de la poésie.

 

La création était en pleine effervescence. Les rencontres entre créateurs et intellectuels non-gouvernementaux se multipliaient… Et puis…

Et puis l’inévitable est tombé parmi nous
comme un coin de silex…

Sans jamais prétendre créer une école littéraire, un groupe de poètes avait décidé de travailler ensemble, de se critiquer les uns les autres. Nous étions libres de notre diction poétique : symbolisme, surréalisme, poésie épique, nous n’avions aucune entrave, le seul critère était l’excellence du texte.

Mais nous partagions un certain nombre de refus.

Refus de la poésie procès verbal. Refus de l’anecdote : exprimer la quotidienneté non de manière brute, mais selon un mouvement qui la fait monter de plusieurs degrés.

Refus de dépendre des slogans idéologiques. La poésie, donc la culture, ne saurait être inféodée à la politique.

Refus de la poésie folklorisante. Ouverture non seulement vers la Caraïbe, mais vers un humanisme plus large afin de sortir du ghetto de la négritude.

Nous partagions un certain nombre de refus. Pas d’école. Mais un seul critère : la qualité du poème.
Pour citer Vladimir Nabokov nous ne voulions pas : dorloter le lecteur moyen à qui il ne faut pas demander de réfléchir. Si nous avions choisi la rigueur poétique et point la facilité de l’image banale, c’était par respect pour nos lecteurs. Et par résonance, en réaction contre ce qui se faisait chez nous.”
Anthony Phelps
…………………………………………..
“Guidés par St-John Perse, nous parcourions les routes triomphales d’Anabase et d’Exil; nourris d’espérance, nous brûlions les enclos avec René Char; nous laissant porter par la fumée de nos cigarettes, nous entretenions le ferme espoir de pouvoir, au bout de nos périples, offrir des perles de pluie venues, comme dit Jacques Brel de pays où il ne pleut pas. Nous dessinions toute une géographie du roman. Nous nous perdions dans les Labyrinthes de Jorge Luis Borges. Nous dérivions tous les week-ends, à Bahia avec Jorge Amado avant de nous consumer dans les bras de Nedjma, dans l’Algérie brûlée de Kateb Yacine. Nous avions palpé les veines ouvertes de l’Amérique latine et bouclions nos randonnées en compagnie de Alejo Carpentier, tout en chantant avec Louis Aragon les cantiques d’Elsa; nous déclamions les vers du Chant Général de Pablo Neruda ou de Minerai noir de René Depestre. Tant et tant d’écrivains nous ont aidé à devenir ce que nous sommes aujourd’hui. Je me souviens d’interminables discussions sur l’esthétique de Jacques Stéphen Alexis, sur le génie de Samuel Beckett, sur les propositions de Robbe-Grillet Pour un nouveau roman et j’en passe.’
Emile Ollivier

2 Responses to “Mon pays que voici”

  1. Jean-Michel Hilaire says:

    Hier soir j’ai regarde le clip “The Price of Sugar”. C’etait eceurant!Mais ce matin,
    j’ai relu des passages du Discours sur le colonialisme de Cesaire; j’ai vogue sur la tendresse melodieuse des phrases de Phelps, la poesie de Brierre,de Depestre, de Jacques Roumain et cela m’a remonte le moral.

    Comme l’a dit Emile Ollivier:”les peuples sont des arbres qui fleurissent malgre la mauvaise saison!”

  2. Margaret Ford says:

    I finally understand the meaning of this poem. I first listened to it in my teen. Now 40 years later it is so clear. It makes me cry tears i shed during the ’10 earthquake.

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