Romances sans paroles

Ô Verlaine, Ô Lélian…

Verlaine “Ce barbare, ce sauvage, cet enfant a une musique dans l’âme, et à certains jours il entend des voix que nul avant lui n’avait entendues.” J. Lemaître
Quand l’ai-je rencontré pour la première fois? Dans quelle anthologie obscure ai-je découvert ce poème solitaire qui me l’a fait aimer?

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même,
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend…

Quand j’ai voulu partager ce nouvel amour avec mes amis, j’appris que dans le cercle bien-pensant où mon adolescence tournait en rond, il n’était pas bien vu. Faisant intervenir la morale dans des choses où elle n’a rien à voir, on me déconseillait même sa lecture. Comme si ce premier des poètes maudits allait me contaminer. L’ai-je assez, et vainement, souhaité! C’était de toutes façons l’âge de mes mauvaises fréquentations et née comme lui sous le signe de Saturne, je continuais en douce à aimer Verlaine.

“N’importe Lélian, je vous suivrai toujours! Premier? Second? Vous seul…”
Aujourd’hui encore mon amour perdure pour ce poète dépressif et rêveur, feuille morte ballottée deça-delà par les vents, inconsistant mais capable de transmettre les émotions les plus délicates jusqu’à ce que son corps se détraque à force d’absinthe.
Qui était cet homme détestable et admirable, brutal et raffiné? Cet homme en pleine déchéance morale et matérielle dont s’étaient épris comme par enchantement les étudiants, face au dédain public des hommes de lettres de son temps? Poète de la nuance et du clair-obscur, plus intéressé à la musicalité et au rythme qui structure les poèmes qu’à la contrainte des vers, il nous a offert une poésie débarrassée de toute parole étrangère à la musique.

De la musique avant toute chose,
De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.
Si sa vie fut extravagante, ses derniers mois touchèrent au pathétique. Il n’avait que cinquante et un ans, et portait pourtant toutes les maladies du monde : il avait des plaques rouges infectieuses sur tout son corps, une pneumonie, la syphilis, le diabète, un souffle au cœur, une cirrhose du foie… Pour un tel inventaire, il faudrait un Prévert! Il fallut même ajouter une seconde pancarte au pied de son lit d’hôpital pour en dresser la liste complète. Il vivait dans la misère dans une chambre infecte avec deux anciennes prostituées qu’il voyait à tour de rôle. Jamais poésie ne ressembla moins au milieu où elle était née.Un mois avant de mourir, il adressa un mot désespéré à un ami , le comte de Montesquiou “Il n’y a plus d’argent à la maison et je me meurs.” Le 2 janvier 1896, Paul Verlaine écrivait sa dernière lettre au directeur d’une revue littéraire “Cher Monsieur, je vous écris cet accusé de réception de vingt francs et des épreuves que je vous retourne. Excusez l’écriture. Je vous écris au lit et dans la fièvre…”. Il mourait six jours plus tard.
C’est au moment où il ne restait à Verlaine qu’une poignée d’admirateurs inconditionnels (dont le préfet de Paris, Lépine, qui interdit aux policiers du Quartier latin de l’arrêter quelles que soient ses frasques), au moment de sa pire déchéance matérielle et morale, au moment où les gloires de l’époque l’accablaient de leur mépris, qu’une vague de sympathie naquit chez les étudiants qui en firent leur idole. Ils aimaient sa liberté de ton, la force de ses anathèmes, le désordre de sa vie, le génie de sa poésie. Ils se battaient pour l’écouter dans les cabarets, étripaient les mauvais esprits qui ne partageaient pas leur passion, encombraient sa chambre d’hôpital pour l’écouter déclamer et lui assurèrent à sa mort des funérailles grandioses suivies par des milliers de personnes. Ce jour-là, après que le corbillard fut passé devant l’Opéra, le destin poussa la générosité jusqu’à faire tomber le bras de la statue incarnant la Poésie qui en ornait la façade!

Le revois-tu mon âme, ce Boul’ Mich’ d’autrefois

Et dont le plus beau jour fut un jour de beau froid :
Dieu : s’ouvrit-il jamais une voie aussi pure
Au convoi d’un grand mort suivi de miniatures ?
Tous les grognards – petits – de Verlaine étaient là,
Toussotant, Frissonnant, Glissant sur le verglas,
Mais qui suivaient ce mort et la désespérance,
Morte enfin, du Premier Rossignol de la France.
Ou plutôt du second (François de Montcorbier,
Voici belle lurette en fut le vrai premier)
N’importe ! Lélian, je vous suivrai toujours !
Premier ? Second ? Vous seul. En ce plus froid des jours.
N’importe ! Je suivrai toujours, l’âme enivrée
Ah ! Folle d’une espérance désespérée
Montesquiou-Fezensac et Bibi-la-Purée
Vos deux gardes du corps, – entre tous moi dernier.

Paul Fort (L’Enterrement de Verlaine)
Mis en chanson par Georges Brassens

Le seul devoir des poètes, c’est de nous confier avec sincerité la façon dont ils sentent la vie.

La relation de Rimbaud et de Verlaine, difficilement acceptée au 19ème siècle, a beaucoup contribué à la construction de la figure du poète maudit. En 1871, Verlaine rencontre Arthur Rimbaud, qui exerce sur sa personne une fascination telle qu’il lui sacrifie son couple et s’enfuit en Angleterre. Rimbaud voulant rompre, une dispute survint entre eux et Verlaine tira à coup de pistolet sur le jeune poète. Bien que brève, cette relation passionnée fut exceptionnelle quant à la créativité poétique qu’elle leur autorisa. Condamné pour homosexualité, Verlaine passa deux ans en prison où il rédigea deux recueils à la musicalité frappante: Romances sans paroles et Sagesse.

Poèmes saturniens est le titre du premier recueil de poèmes de Paul Verlaine. Verlaine y convoque Saturne, la planète tutélaire des mélancoliques: Ceux-là qui sont nés sous son signe ont bonne part de malheur et bonne part de bile, Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne par la logique d’une influence maligne…

michèle voltaire marcelin

Ce qu’ils en ont dit:

Le comte Tolstoï nous dit l’histoire d’un pauvre musicien ivrogne et vagabond qui exprime avec son violon tout ce qu’on peut imaginer du ciel. Après avoir erré toute une nuit d’hiver, le divin misérable tombe mourant dans la neige. Alors une voix lui dit “Tu es le meilleur et le plus heureux”. Il ne faut donc pas juger Verlaine comme on juge un homme raisonable. Il a des droits que nous n’avons pas parce qu’il est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que nous. C’est un poète comme il ne s’en rencontre pas un par siècle. Il a créé un art nouveau et il y a quelque chance qu’on dise un jour de lui ce qu’on dit aujourd’hui de François Villon auquel il faut bien le comparer “C’était le meilleur poète de son temps!”
(Anatole France)

Mais le père, le vrai père de tous les jeunes, c’est Verlaine, le magnifique Verlaine dont je trouve l’attitude comme homme aussi belle vraiment que comme écrivain, parce que c’est la seule, dans une époque où le poète est hors la loi : que de faire accepter toutes les douleurs avec une telle hauteur et une aussi superbe crânerie…
(
Enquête de Jules Huret)

Marin dorénavant sans la mer, vagabond d’une route sans kilomètres,

Domicile inconnu, profession, pas…, ” Verlaine Paul, homme de lettres”
(Paul Claudel)

Sa vie n’est pas un exemple; c’est un miracle.
(Remy de Gourmont)

Comment ne pas mettre en exergue de ce portrait de Verlaine les fameux vers de la Chanson d’automne?

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffoquant
Et blême quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure;


Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà
Pareil à la
Feuille morte.

Voici le poète devant le mur sale d’un couloir de l’hôpital Broussais où il soignait l’alcoolisme et la syphilis qui devaient l’emporter quatre ans plus tard. C’est quasiment un clochard, misérable, vieilli avant l’âge, engoncé dans ses vêtements, qui se dresse devant le spectateur. Mais dans sa détresse, il possède une indéniable dignité : celle du grand poète qu’il est, qu’il sait être. Le Verlaine de cette icône est, en fait, un écrivain reconnu, admiré des jeunes poètes et de ses pairs. Il hante les mardis de Mallarmé où se rencontre la fine fleur de l’intelligentsia parisienne. Deux ans plus tard, il sera sacré “Prince des poètes”. Mais rien ne saurait contrarier le lent processus d’autodestruction qui le mine. Son vêtement noir élimé, son écharpe effrangée de couleur douteuse disent la détresse physique de l’écrivain. Mais le visage farouche, sommé d’un vaste front chauve couleur de muraille, regarde, droit dans les yeux, le spectateur. Pour lui délivrer quel message ?”
(Gilles Coÿne)

Peut-etre ces vers?

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille,
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

Qu’as-tu fait ô toi que voilà,
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse?



“Maintenant, va mon Livre, le hasard te mène…”
note Verlaine dans le dernier vers du prologue des Saturniens.

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Paul Verlaine
à Metz, le 30 mars 1844 .
Mort à Paris le 8 janvier 1896
à 52 ans.

Sources: Jean Teulé, Anatole France,Jules Lemaitre, Adolphe Retté, Rémy de Gourmont

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